Un hiver à Majorque | Page 2

George Sand
passé cependant quelques jours fort remplis avant de nous embarquer pour Majorque. Aller par mer de Port Vendres à Barcelone, par un beau temps et un bon bateau à vapeur, est une promenade charmante. Nous commen?ames à retrouver sur le rivage de Catalogne l'air printanier qu'au mois de novembre nous venions de respirer à N?mes, mais qui nous avait quittés à Perpignan; la chaleur de l'été nous attendait à Majorque. A Barcelone, une fra?che brise de mer tempérait un soleil brillant, et balayait de tout nuage les vastes horizons encadrés au loin de rimes tant?t noires et chauves, tant?t blanches de neige. Nous f?mes une excursion dans la campagne, non sans que les bons petits chevaux andalous qui nous conduisaient eussent bien mangé l'avoine, afin de pouvoir, en cas de mauvaise rencontre, nous ramener lestement sous les murs de la citadelle.
Tu sais qu'à cette époque (1838) les factieux parcouraient tout ce pays par bandes vagabondes, coupant les routes, faisant invasion dans les villes et villages, ran?onnant jusqu'aux moindres habitations, élisant domicile dans les maisons de plaisance jusqu'à une demi-lieue de la ville, et sortant à l'improviste du creux de chaque rocher pour demander au voyageur la bourse ou la vie.
Nous nous hasardames cependant jusqu'à plusieurs lieues au bord de la mer, et ne rencontrames que des détachements de christinos qui descendaient à Barcelone. On nous dit que c'étaient les plus belle troupes de l'Espagne: c'étaient d'assez beaux hommes, et pas trop mal tenus pour des gens qui viennent de faire campagne; mais hommes et chevaux étaient si maigres, les uns avaient la face si jaune et si have, les autres la tête si basse et les flancs si creusés, qu'on sentait en les voyant le mal de la faim.
Un spectacle plus triste encore, c'était celui des fortifications élevées autour des moindres hameaux et devant la porte des plus pauvres chaumières: un petit mur d'enceinte en pierres sèches, une tour crénelée grande et épaisse comme un nougat devant chaque porte, ou bien de petites murailles à meurtrières autour de chaque toit, attestaient qu'aucun habitant de ces riches campagnes ne se croyait en s?reté. En bien des endroits, ces petites fortifications ruinées portaient les traces récentes de l'attaque et de la défense.
Quand on avait franchi les formidables et immenses fortifications de Barcelone, je ne sais combien de portes, de ponts-levis, de poternes et de remparts, rien n'annon?ait plus qu'on f?t dans une ville de guerre. Derrière une triple enceinte de canons, et isolée du reste de l'Espagne par le brigandage et la guerre civile, la brillante jeunesse se promenait au soleil sur la rambla, longue allée plantée d'arbres et de maisons comme nos boulevards: les femmes, belles, gracieuses et coquettes, occupées uniquement du pli de leurs mantilles et du jeu de leurs éventails; les hommes occupés de leurs cigares, riant, causant, lorgnant les dames, s'entretenant de l'opéra italien, et ne paraissant pas se douter de ce qui se passait de l'autre coté de leurs murailles. Mais quand la nuit était venue, l'opéra fini, les guitares éloignées, la ville livrée aux vigilantes promenades des _sérénos_, on n'entendait plus, au milieu du bruissement monotone de la mer, que les cris sinistres des sentinelles, et des coups de feu, plus sinistres encore, qui, à intervalles inégaux, partaient, tant?t rares, tant?t précipités, de plusieurs points, soit tour à tour, soit, spontanément, tant?t bien loin, parfois bien près, et toujours jusqu'aux premières lueurs du matin. Alors tout rentrait dans le silence pendant une heure ou deux, et les bourgeois semblaient dormir profondément, pendant que le port s'éveillait et que le peuple des matelots commen?ait à s'agiter.
Si aux heures du plaisir et de la promenade on s'avisait de demander quels étaient ces bruits étranges et effrayants de la nuit, il vous était répondu en souriant que cela ne regardait personne et qu'il n'était pas prudent de s'en informer.

PREMIèRE PARTIE.

I.
Deux touristes anglais découvrirent, il y a, je crois, une cinquantaine d'années, la vallée de Chamounix, ainsi que l'atteste une inscription taillée sur un quartier de roche à l'entrée de la Mer-de-Glace.
La prétention est un peu forte, si l'on considère la position géographique de ce vallon, mais légitime jusqu'à un certain point, si ces touristes, dont je n'ai pas retenu les noms, indiquèrent les premiers aux po?tes et aux peintres ces sites romantiques où Byron rêva son admirable drame de Manfred.
On peut dire en général, et en se pla?ant au point de vue de la mode, que la Suisse n'a été découverte par le beau monde et par les artistes que depuis le siècle dernier. Jean-Jacques Rousseau est le véritable Christophe Colomb de la poésie alpestre, et, comme l'a très-bien observé M. de Chateaubriand, il est le père du romantisme dans notre langue.
N'ayant pas précisément les mêmes titres que Jean-Jacques à l'immortalité, et en cherchant bien ceux que je pourrais
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